Le 14 janvier 2011, les Tunisiens marquaient le premier assaut décisif
de leur révolution. En dégageant Ben Ali, ils ouvraient la porte au Politique
et s’obligeaient ainsi à le placer au premier rang de leur vie, à le mettre à
l’ordre du jour de toutes les conversations et actions, à se définir à
travers lui.
La révolution en Tunisie a été une incroyable (et presqu’inespérée)
source d’espoirs et d’optimisme et cela non seulement dans les milieux
populaires tunisiens ni dans la jeunesse branchée tunisoise. Cette révolution a touché beaucoup
plus loin que notre voisin méditerranéen démontrant aux sociétés civiles dans
le monde entier, des sociétés anesthésiées, assoupies et démotivées, que tout
pouvoir politique est remplaçable si le Peuple le veut.
Après la révolution vient le temps de l’organisation et des élections.
Or le peuple des élections n’est pas le peuple des révolutions…. On l’a déjà vu en France, la révolution
ouvrière qui en 1848 proclama la Seconde République et la formation d’une assemblée
constituante fut suivie par la montée en puissance du Parti de
l’Ordre et la consécration ultime de Louis-Napoléon Bonaparte
rassemblant aux présidentielles 75% des voix. Le malaise tunisien dès le début
de l’organisation du Politique, des élections et de la constituante est un
nouvel exemple de cette constatation. La Tunisie d’aujourd’hui, celle qui a
porté Ennahda au pouvoir et celle qui a chassé Ben Ali, ne font pas un. Et ces
dernières semaines, dans un soubresaut douloureux qu’on aurait voulu être un bond
en avant, le peuple de la révolution s’est réintroduit de force sur la scène
politique qu’il avait conquise de ses mains et de laquelle il avait été
soigneusement écarté depuis un an.
Ce qui est captivant dans la Tunisie depuis 2011, c’est l’énergie
mobilisatrice et le dynamisme de tout un pays pour se construire. Au-delà des
clichés véhiculés par les médias français obnubilés par la peur de l’islamisme,
ce qui est essentiel en Tunisie n’est pas le désordre inhérent à tout
changement d’ordre mais le bouillonnement social et populaire d’un peuple qui
croit en la politique. Ce bouillonnement étonne et il fait peur. Il étonne car,
alors même que nos voisins luttent pour une démocratie à eux, en France les
taux d’abstention atteignent des niveaux atterrants, la lassitude envers la
démocratie et envers la classe politique conduit à la montée des fascistes et
l’Europe libérale engendre plus de dégâts sociaux et politiques qu’elle ne
résout quoi que ce soit. Mais ce bouillonnement fait aussi peur. Il fait peur
car il rappelle le pouvoir de la rue.
Il a quelques semaines, lorsque le peuple de la révolution tunisienne est ressorti dans la rue, suite à
l’assassinat du camarade Chokri Belaid, l’avertissement à la nouvelle classe
politique tunisienne, incarnée par la Troïka gouvernementale, était clair :
nous sommes le Peuple, votre pouvoir est le nôtre, nous le savons, tâchez vous de vous en
souvenir. La révolution tunisienne n’est pas finie, elle est encore en
construction et le peuple le sait. Il reste vigilant, il suit l’assemblée
constituante, il ne baisse pas les bras pour se reposer dans le giron du
conformisme politique. A nous, en tant que citoyens, en tant que voisins et en
tant que frères et sœurs
de combat, de tâcher d’épauler ce peuple courageux dans sa lutte juste et légitime.
Ironie du sort, le
14 janvier 2011, alors que le peuple tunisien chassait le dictateur qui régnait
impunément depuis 22 ans sur son pays, chez moi je lisais Saramago. Dans son Ensaio sobre a lucidez – la Lucidité – Jose Saramago nous entraine dans les coins sombres d’une
démocratie tout à fait moderne, une démocratie à l’image des démocraties européennes.
Imaginez la France en 2017, des élections quelconques et soudain une cohue incompréhensible
de votes blancs. C’est la panique, plus rien ne peut marcher dans le cadre
usuel et on se demande ce qu’il se passe. Est-ce de l’indignation ? Une révolte
populaire ? Un complot politique ? On lit alors tout un système démocratique
qui s’effondre dans l’incompréhension des urnes et de l’expression populaire,
toutes les valeurs, croyances et doctrines d’une classe politique qui ne sont
que du vent.
La grande question qui trotte inlassablement le long de cet Essai , la question qui me démange quand
je lis les nouvelles sur la Tunisie, est finalement la même : Mais que
pourront faire les dominants, les oligarques qui se baladent sans honte ni
scrupule de banque en banque, de gouvernement en gouvernement, en Europe et
ailleurs, décidant de tout sans jamais écouter, veillant à leurs intérêts
et couvrant leurs intentions sous des discours bienveillants, mais que pourront-ils faire le
jour où le peuple ne voudra plus suivre le jeu ?
Jul.